Solennité de la Sainte Trinité (B) – 26 mai 2024 –

Frères et sœurs,

Nous avons commencé notre célébration en répondant à un appel : « Au Nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit », et nous avons tous ensemble tracé sur notre corps le signe de la Croix, le premier signe que nous avons reçu à notre baptême, en répondant « Amen ». C’est ainsi que le corps sacerdotal des baptisés se rassemble et s’ajuste à la présence de ce Dieu invisible qui s’est révélé à nous en l’humanité de Jésus, ce Messie crucifié.

Le signe de la croix est un langage. Je crois que notre corps se souvient, garde la mémoire que trace ce signe pascal. Ce signe de la croix est comme une signature récapitulant l’amour inconditionnel de Dieu – Père, Fils et Esprit saint – pour chacun d’entre nous, que Jésus en sa passion nous a révélé. Il nous appelle à aller toujours davantage vers notre maturité humaine qui est d’être à l’image de ce Dieu de la relation infinie. Le Dieu de Jésus-Christ n’est pas un solitaire, il est intrinsèquement échange, puissance de don, communion !  Et c’est paradoxalement à la croix, dans le mystère de sa Pâques, que ce mystère nous est pleinement donné, même si nous n’en prenons conscience que lentement…

Hier je suis allé célébrer un mariage dans une église, à Bouvines. L’espace intérieur nous fait enter dans un imaginaire de la chrétienté pensé du 19ème siècle, faisant mémoire de la bataille de Bouvines. Les vitraux sont saisissants, on y voit les armées s’entrechoquer dans un grand fracas de cuirasses, de lances, de chevaux, d’épées… Et, à la croisée du transept, au côté gauche du chœur,  une croix en bois, où gît le Christ, la tête penchée sur la poitrine, ayant rendu son dernier souffle… Un christ désarmé… Et pour qui s’y attarde un peu, désarmant…

Quel est donc l’esprit qui anime ce Jésus que nous célébrons dans le temps alors que la bataille humaine continue aux portes de l’Europe et en bien d’autres endroits dans le monde ? Quel est ce Dieu que nous célébrons ?

La foi de l’Eglise en ce Dieu trinitaire, n’est pas de nous torturer les méninges pour résoudre un problème d’algèbre. Elle nous pousse à vivre de la vie même du Dieu de Jésus-Christ en nous libérant des représentations idolâtriques du divin. De ce « dieu » que l’on confond trop souvent avec Zeus ou Jupiter régnant en son Olympe. Un « dieu » unique, monos, seul, en surplomb. Lequel « dieu » dominateur réclame notre soumission et un asservissement sacrificiel. Un « dieu » curieusement à l’image de bien des tyrans régnant dans l’histoire des hommes. Tel n’est pas le Dieu d’Abraham, de Moïse, des prophètes d’Israël et de Jésus-Christ.

Les textes de cette liturgie de la sainte Trinité, dans la dynamique du mystère pascal, nous disent que la foi au Dieu de Jésus-Christ est un chemin de libération. Dans ce court extrait de la lettre de Paul aux Romains nous avons entendu que « tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. Vous n’avez pas reçu un esprit qui fait de vous des esclaves et vous ramène à la peur ; mais vous avez reçu un Esprit qui fait de vous des fils ».

Si Jésus a désiré ardemment célébrer la Pâques avec ses disciples lors de son dernier repas, c’est pour nous libérer de toutes les représentations trompeuses de Dieu et permettre de libérer des ressources relationnelles enfouies en chacun d’entre nous. La Pâque du Christ vécue dans la communion au Père et à l’Esprit Saint, fait tomber les représentations tyranniques du divin, subvertissent le culte que nous voulons rendre à Dieu. Au scandale qui pourrait laisser croire que Dieu réclame des sacrifices humains, répondent l’action de grâce, la reconnaissance de la vie inconditionnellement tournée vers l’autre. Au signe de la Croix répond le signe du tombeau ouvert. Pour qui est entré dans l’esprit du Messie crucifié, la mort sur lui n’a plus aucune emprise.

Ce dévoilement du Dieu de Jésus-Christ ne se comprend qu’à la lumière de toutes les Ecritures juives, comme nous l’entendons tout au long de la liturgie de Pâques et du temps pascal. Pour comprendre leur pertinence, nous avons entendu un court extrait de la parole de Moïse, au livre du Deutéronome. Elle vise la responsabilité d’une portion d’humanité – le peuple des Hébreux préfigurant le peuple d’Israël – à habiter, dans la justice, la terre promise. Cette question d’habiter – autrement – dans la justice, la terre promise demeure dans l’histoire… Car cette charge d’habiter la terre en prenant soin de son prochain, des plus fragiles comme la veuve et l’orphelin, de l’étranger, du monde animal et végétal … Israël va le vivre en tombant souvent dans l’idolâtrie et biaisant avec son Dieu… En ce sens Israël porte le péché commun de tous les hommes qui ignorent souvent le mal qu’ils font à la création.  Cette Alliance va lui révéler progressivement et son péché et la fidélité de Dieu à sa promesse de le faire habiter dans la justice (dans le respect de tous les vivants) cette terre. 

On comprend alors la cohérence de l’Evangile de Matthieu se finalisant sur une montagne de Galilée. Rappelons-nous que c’est sur une montagne, en Galilée, que Jésus commence son enseignement, inauguré par  les béatitudes : « Heureux les pauvres de cœurs, heureux ceux qui pleurent, heureux les doux, ceux qui ont faim et soif de la justice … Et Jésus, fidèle à la promesse et la cohérence du dessin divin de poursuivre par « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi (la torah) ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir ». (Mt 5,17).  Il aura fallu tout cet itinéraire de Jésus-Christ jusqu’en sa Passion et sa résurrection, pour que nous commencions à comprendre … quel est le Dieu de ce messie crucifié. De quel Esprit il procède, nous donnant  accès à sa divine douceur. Encore nous faut-il nous ajuster, nous mettre au diapason de son amour en laissant tomber notre cuirasse et notre désir de maitriser, en croyant tout connaitre, la vie vivante.

« Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre » dit Jésus aux disciples. Cette autorité qui est le propre du divin est donnée à un homme, puisqu’en Jésus, Dieu et l’humain se rejoignent ; il n’y a plus divorce entre le ciel et la terre.  Encore faut-il nous laisser toucher par cette manière d’exister. Le « pouvoir » n’est pas de dominer, mais d’habiter – dans une sagesse relationnelle – avec l’autre. C’est tout le sens de la responsabilité donnée aux premiers disciples et dans le temps de l’histoire, notre responsabilité baptismale.

Je terminerai par un exemple concret. Pour ma génération, le témoignage des bienheureux martyrs de la foi en Algérie lors des années 1993-96 a été un choc révélateur. Le frère Christian de Chergé et l’évêque Pierre Claverie ont su mettre des mots donnant sens à leur présence en ces heures terribles de guerre civile. Alors que les pouvoirs qu’ils soient en France ou en Algérie poussaient ces chrétiens à fuir et à regagner leur pays d’origine, ils ont choisi de rester auprès de leurs frères Algériens, par amour, gratuitement, à cause de l’Evangile.

Le bienheureux Pierre Claverie, presque 40 jours avant son assassinat, disait dans une homélie : « Certains nous disent : Que faites-vous là-bas ? Pourquoi est-ce que vous restez ? Rentrez chez vous ! » Nous sommes là-bas à cause de ce Messie crucifié. A cause de rien d’autre et de personne d’autre. Nous n’avons aucun pouvoir mais nous sommes là comme au chevet d’un ami, d’un frère malade, en silence, en lui serrant la main, en lui épongeant le front. A cause de Jésus, parce que c’est lui qui souffre là, dans cette violence qui n’épargne personne, crucifié à nouveau dans la chair de milliers d’innocents ».

Nous pouvons avoir de beaux discours sur la fraternité et le mystère de communion infini de la Sainte Trinité. Mais si ce mystère ne coule pas dans nos veines, notre cœur et nos relations ? Si nous n’acceptons pas de souffrir pour qu’advienne ce qui est en naissance à cause du Christ, en un monde affamé de relation respectueuse, alors nous passerons à côté de notre responsabilité. Dieu ne construit pas son royaume par un acte magique, il passe par notre incarnation. A chacun de prendre sa part.  Ces 18 bienheureux martyrs en Algérie, témoins de l’Evangile, ont donné chair à cette réalité qui nous vient du mystère pascal.  « La création toute entière attend la révélation des Fils de Dieu » dira la suite de cet extrait de la lettre aux Romains. Et c’est à cette responsabilité-là, relationnelle, que nous convie toutes les Ecritures et le mystère pascal que nous célébrons.

Père Antoine Adam, prêtre de l’Oratoire