La parabole de Notre-Dame de la Treille

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Le spectacle Luminiscence arrive à Lille où il donne tout son éclat à Notre-Dame de la Treille, cette cathédrale mal-aimée, longtemps inachevée. Notre chroniqueur Michel Cool voit dans cette mise en lumière une parabole : la beauté de cette cathédrale inaboutie ne nous montre-t-elle pas l’illusion de notre soif de perfection ?

“Demandons-nous quelles traces laisseront derrière elles nos vies inachevées ?” Cette question me taraude depuis que je l’ai entendue résonner à mes oreilles à la fin du spectacle visuel et musical grandiose auquel j’ai assisté dans la cathédrale Notre-Dame-de-La-Treille à Lille. Grâce à des performances technologiques dépassant mon pauvre entendement, j’ai été ce soir-là, comme l’ont déjà été 50.000 visiteurs, ravi au grain mélancolique de l’automne et transporté au septième ciel par des geysers majestueux de lumières et des vagues envoûtantes de musiques. Ce spectacle immersif baptisé Luminiscence s’est attaqué, si je puis dire, à bien d’autres cathédrales de France au premier rang desquelles Notre-Dame de Paris. Mais l’originalité de cette spectaculaire édition lilloise était d’honorer un édifice qui fut pendant longtemps mal aimé, délaissé même, parce qu’elle avait le mauvais goût de présenter une architecture atrophiée, inachevée.

Une vieille dame infréquentable

Cette cathédrale érigée au XIXe siècle sur un site de dévotion mariale du XIIe siècle, ambitionnait en effet d’être la plus grande en style néogothique des temps modernes. La hauteur des deux flèches planifiées à l’origine pour coiffer sa façade devait intimider tous les clochers altiers des beffrois du “Plat Pays”. Hélas, les fonds manquants, malgré les dons généreux du peuple et des industriels mécènes du Nord, puis les ravages causés dans la région par les deux guerres mondiales successives eurent raison de ce pieux et splendide orgueil. Depuis 1947 et pendant une cinquantaine d’années, la cathédrale vaincue par les rigueurs de l’histoire afficha une façade de briques hideuse, un vilain pansement derrière laquelle elle semblait cacher ses infirmités. On parlait alors de “La Treille” comme de la verrue sinistre du Vieux-Lille, un peu comme d’une vieille dame ruinée et devenue infréquentable. On évitait d’ailleurs de la voir pour ne pas être contaminé par sa honte. Certains envisageaient même de la gommer du paysage, de la raser simplement.

Cette incomparable façade

Et puis, miracle ! Des évêques, des architectes, des artistes et des financiers se sont coalisés pour la sauver de l’enfer ou du néant. Et ils lui ont donné cette incomparable façade, mieux, ce visage extraordinairement radieux, composé entièrement de marbre translucide garni d’une immense rosace, par où entre la lumière du jour tamisée et légèrement ambrée. Seul le génie artistique soufflé par l’inspiration de l’Esprit peut nous faire toucher de l’œil des signes concrets de résurrection. Cette architecture contemporaine n’est certes pas du goût de tout le monde. Je me souviens avoir entendu la réaction dédaigneuse d’un prélat d’origine méridionale : découvrant la façade insolite de La Treille, il ne put s’empêcher de faire cette remarque singulièrement peu fair-play : “Ça, une cathédrale ?”

D’une certaine façon, le spectacle Luminescence tord le cou à ce genre de critique ironique. En valorisant la cathédrale inachevée de Lille comme il le fait d’autres chefs-d’œuvre religieux du patrimoine français, il rappelle ce que le poète Christian Bobin répète dans toute son œuvre labourée par la spiritualité : “L’inachevé, l’incomplétude seraient essentiels à toute perfection.”

La recherche obsessionnelle de la perfection

Cette histoire de Notre-Dame de laTreille est aussi une parabole éloquente et revigorante pour notre temps. La recherche de la perfection est devenue une course à l’échalote obsessionnelle où d’aucuns seraient presque prêts à perdre jusqu’à leur âme pour être reconnus impeccables et parfaits. Il faut sans arrêt “être au top” en tout et sur tout, si on veut correspondre aux canons de la mode, de la rentabilité économique et aux sirènes médiatiques et publicitaires qui promettent monts et merveilles à qui réussit la prouesse d’être infaillible, sans défaut et même transparent par-dessus le marché. Nous vivons sous la double dictature permanente de la transparence et de la performance érigées en standards de beauté et de réussite. “Parfait !” est d’ailleurs devenue à notre insu l’expression familière par laquelle nous donnons notre satisfecit à quelqu’un. Cette mode langagière est un effet symptomatique de notre quête effrénée de complétude, de notre soif illusoire de perfection.

La parabole de La Treille vient opportunément nous rappeler que nous nous trompons peut-être — probablement même — de chemin en concourant sur celui de la perfection, autrement dit de l’achèvement. C’est plus exactement sur une fausse idée de la perfection que nous nous éreintons le corps et l’esprit : la perfection, ce n’est pas l’art d’être plus abouti ou meilleur que les autres. La perfection c’est de faire de notre imperfection naturelle un art d’aimer. Un autre poète, Paul Eluard, avait su fort bien ciseler dans un vers cette version inversée mais tellement humaine de la perfection : “L’amour, c’est l’art inachevé.”

Nos vies inachevées

“Demandons-nous quelles traces laisseront derrière elles nos vies inachevées ?” En cette fête de la Toussaint, j’aime réentendre la voix de la cathédrale Notre-Dame de la Treille interprétée durant le spectacle, me poser personnellement cette question. Moi aussi, je rêve nuit et jour, le plus souvent inconsciemment, de réussir tout ce que je fais, tout ce que je montre, tout ce que j’engage. Je suis dévoré par le même perfectionnisme qui animait les concepteurs de la cathédrale lilloise : ils étaient inspirés par les meilleurs sentiments du monde, mais pourtant leur projet s’est effondré sur le mur de l’argent et il a souffert des aléas de l’histoire. Ils n’avaient pas su tenir compte des imprévus et de leurs propres limites et petitesses. Ce qu’il reste néanmoins de leur projet inachevé, c’est une histoire d’amour aboutie prenant la forme d’un magnifique triptyque : le premier tableau relate une fidélité mariale ; le second, une passion régionale ; et le troisième, une odyssée artistique. Je doute que ma vie soit comptable d’un aussi admirable retable. Mais cette parabole de La Treille a pour moi un avantage. Elle sonne le glas de mes illusions perfectionnistes. Et elle fait sonner à toute volée l’Angélus, l’heure par excellence de la confiance, de l’humilité et de l’amour. Oui, le poète a raison : “L’amour c’est l’art inachevé.”

Si vous passez par Lille, non seulement vous aurez la preuve que le poète dit vrai en visitant Notre-Dame de la Treille, mais vous entendrez peut-être aussi la voix de la cathédrale vous murmurer à l’intérieur de vous-même : “Dis-moi, ta vie inachevée, que laissera-t-elle derrière elle ?”

 

Michel Cool, 04/11/24 pour Aleteia.

 

 

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