4ème dimanche du Temps Ordinaire (B) – 28 janvier 2024
Frères et sœurs, je nous invite à accueillir une question en vivant cette liturgie de la messe : « Arriverons-nous à habiter – nous les humains – en bonne intelligence cette terre ? ». C’est une question très actuelle, et je crois qu’elle traverse de manière souterraine, toutes les Écritures. Tous ces récits que nous écoutons, toute notre célébration vise précisément notre humanisation, à savoir notre vie en société, sur cette terre, dans le temps qui nous est donné, par la foi au Christ.
L’extrait du livre du Deutéronome que nous avons entendu en première lecture, est en clôture des cinq premiers livres de la Bible juive, de la Torah. Celle-ci tisse comme un canevas interprétatif de la condition humaine. De récits de la Genèse, de la difficile fraternité des fils de Jacob, de la sortie de la servitude d’Égypte en traversant le désert pour arriver enfin en bordure de la terre promise… Ainsi se pose le défi de notre humanisation, personnelle et en société. Moïse est le médiateur que Dieu s’est choisi pour conduire ce ramassis d’humanité que sont les tribus des hébreux, appelées à exister comme peuple au milieu des nations. Devenir un seul peuple composé d’une pluralité de douze tribus, appelle à quitter une culture clanique pour entrer dans une autre culture, celle de la Parole d’Alliance.
Quitter la terre d’Égypte pour entrer en terre promise, c’est long et plus long que prévu. Car il faut quitter les représentations culturelles de l’esclavage, les « dieux » de l’Égypte et se mettre à l’écoute d’une autre parole… Ne pas faire ce travail intérieur, personnel et collectif, ferait que ce peuple reproduirait, contre lui-même, en terre promise, l’asservissement dont il a souffert.
Voilà pourquoi Moïse percevant l’enjeu de notre difficile accession à la fraternité, parle d’un autre médiateur qui viendra aider son peuple à demeurer. « Au milieu de vous, parmi vos frères, le Seigneur votre Dieu fera se lever un prophète comme moi, et vous l’écouterez ». Ce que Dieu a fait avec Moïse, il continuera à le faire par la médiation d’autres hommes, car il en va de notre avenir commun.
L’Église, à la lumière de la Pâques de Jésus, relira sa trajectoire humaine en affirmant qu’il est cet homme qui vient à la suite des prophètes d’Israël, accomplir, par son incarnation, la parole d’Alliance.
Après son baptême dans le Jourdain, et sa mise à l’épreuve au désert, Jésus dans le récit de Saint Marc proclame : « Les temps sont accomplis, convertissez-vous et croyez à la Bonne nouvelle » Traduisons : « Changez vos manières de voir et croyez à l’Évangile ». Après l’appel des premiers disciples, c’est en un temps et en un lieu hautement symbolique qu’il commence par agir.
La liturgie du Sabbat est un temps particulier dans la semaine, séparant les juifs des autres nations. Il s’agit là de sanctifier le Nom, à savoir le Saint, Dieu lui-même, en relisant son œuvre de création qui se déploie dans le temps. C’est pourquoi les juifs se consacrant à l’étude et à la prière, ne travaillent pas ce jour- là. On y lit un texte tiré des Écritures et un homme membre de l’assemblée, interprète pour ces frères cette parole. Saint Marc ne nous donne pas d’information quant au texte qui a été lu, ni comment Jésus l’a interprété. Car son propos est de nous éveiller à ce que sa parole produit sur son auditoire. Là, il y a de l’étonnement, de la stupéfaction même, quant à la manière de faire de Jésus.
« On était frappé par son enseignement, car il enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes ». Quelle est donc cette autorité ? Celle d’un homme d’abord et non pas d’un savant. Par sa manière d’être frère au milieu de ses frères. Il enseigne non pas en surplomb, en dominateur, mais au milieu, avec et pour ses frères, au service de ses frères. Il ne ficelle pas sa parole par des commentaires de tel ou tel. Il s’engage lui-même en sa parole, totalement. Si bien que celle-ci prend chair pour ces auditeurs. L’homme et sa parole ne font qu’un, ce qui est rare chez les hommes.
Mais si celle-ci réveille, elle inquiète également. Un homme se sent atteint dans son identité collective. Comme si Jésus menaçait l’édifice commun. Quel est cet étrange savoir trompeur qui l’habite ? « Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth ? Es-tu venu pour NOUS perdre ? Je sais qui tu es : tu es le Saint de Dieu. » JE SAIS ! Il y a des savoirs qui peuvent paralyser, enfermer dans la peur ; des savoirs trompeurs qui tiennent le Dieu de l’Alliance à distance. Tel n’est pas la manière de faire Jésus qui nous parle de Dieu en offrant une présence bienveillante, en prenant soin des corps. Viendra le temps du dévoilement de la sainteté de Dieu, mais ce sera dans la lumière paradoxale de la Croix au Golgotha.
Si saint Marc nous donne ce récit à entendre au début de son Évangile c’est pour que nous prenions conscience que notre rapport à Dieu médiatisé par son corps spirituel qui est l’Église, est toujours un corps collectif en expansion, en transformation… Il dira ailleurs dans une controverse avec des pharisiens « A vin nouveau, outre neuve ». Comme si le contenant communautaire accueillant la parole de l’Évangile devait bouger… Le « Nous », synagogal dans ce récit, ecclésial pour nous aujourd’hui, n’est pas figé ! La tentation d’un repli identitaire est forte à l’époque où les évangiles ont été écrits, c’est-à-dire après la destruction du Temple de Jérusalem, alors qu’une inconnue se profilait quant à l’avenir des communautés d’Israël.
Quand Marc écrit son Évangile, à la lumière de la mort et de la résurrection de Jésus, et de ce qui se déploie dans la vie des disciples, il a en tête cette incroyable ouverture que le travail de l’Esprit saint a opéré dans l’Église, alors que des non juifs, des païens, frappaient à sa porte. Les disciples de Jésus les ont accueillis à cause de la Pâques du Messie juif crucifié. Ces « impurs » chercheurs de vérité, que l’on mettait à distance, parce qu’ils ne pouvaient pas vivre les règles de séparation, ils les ont fait baptiser, leur ont transmis les Écritures et partagent avec eux le pain et la coupe de bénédiction.
En écoutant ce récit d’aujourd’hui, alors que nous entendons Jésus faire taire les esprits impurs réticents à l’Évangile et œuvrer en soignant ses frères, nous pouvons nous questionner sur les craintes, les discours de peur et de menaces à propos d’une approche pastorale qui fait vraiment beaucoup de bruit aujourd’hui dans notre Église… Si Marc nous raconte cela au début de son Évangile, c’est comme pour nous baliser le chemin : ces transformations, y compris dans les pratiques religieuses, quant à la manière de comprendre et vivre notre vie en société, à cause de Jésus, cela fait partie du chemin. N’ayons pas peur des ressources que l’Évangile recèle pour transformer notre vie en société et qui font la gloire de Dieu lorsque nous les accueillons.
Antoine Adam, prêtre de l’Oratoire de France